MON INTIMITÉ AVEC LA REINE

23 avril 2023

C’est idiot, je ne sais même pas pourquoi je fais ça. Passé la cinquantaine, je ne me voyais pas déchirer du papier cadeau et t’y découvrir, TOI ! Voilà que je te personnifie en plus, de mieux en mieux…

Enfin bon, on m’a fait cadeau de pages, me voilà bien obligé de les remplir, ne serait-ce que pour faire plaisir à ma femme. Et puis, c’est un bon endroit pour consigner toutes les histoires que mes amis ont entendues tant de fois déjà… et qui ont, à les entendre, lassé plusieurs d’entre eux. Non pas que je sois ennuyeux, mais je radote, je me perds dans les histoires de mon père qui lui-même les tenait de son grand-père. ça reste dans la famille et ça virevolte vers qui veut bien l’entendre ou être assez poli pour ne pas refuser d’écouter. 

Tu seras donc mon nouvel auditeur, d’abord toi, livre aux pages tenant ensemble par une fine lamelle de faux cuir et une petite sangle qui ne paie pas de mine, et ensuite vous, lecteurs et lectrices qui tomberez sur les souvenirs d’un homme vieillissant et malade, un homme que l’on ne veut plus écouter, mais à qui on en raconte beaucoup.

Car oui, tu ne le savais pas encore (et je me permets de tutoyer tout le monde), mais c’est mon métier de raconter des choses. Je raconte, j’explique, mais de moins en moins de gens m’écoutent et tous ont beaucoup à raconter en retour, par contre ; ça m’arrive de les écouter aussi, bien que ce ne soit pas mon métier. Quel est-il donc, me demandes-tu ? Je suis professeur d’histoire dans une Haute-école et j’ai choisi l’endroit comme le métier pour rester près de ma deuxième Reine, la première étant ma femme évidemment. Et malgré le fait qu’elle n’est que deuxième dans mon cœur, elle a vécu bien avant nous et vivra certainement bien longtemps après, je l’espère en tout cas. Car, bien que je narre ses récits à tous, plus personne n’est intéressé par cette place « malaisante » comme diraient les jeunes d’aujourd’hui. Mes poils se sont hérissés rien qu’en repensant à ce mot inventé. Je ne dirais même pas néologisme, je refuse d’admettre que cette hérésie puisse un jour faire partie de nos dictionnaires.

Je ne leur en veux pas de penser ça de l’un de mes endroits préférés en ce monde. Peut-être est-ce l’âge, peut-être la nostalgie d’un temps où mon cher papa était parmi nous, mais je trouve que cette place n’a pas perdu de son charme d’antan et que l’on peut continuer à l’embellir et lui rendre le prestige qu’elle avait à l’époque de mes ancêtres. Voilà pourquoi je vais tenter de lancer un projet : le projet Living Reine ! Tu sais,Reine vivante, pour redonner vie à la place… Enfin bref, je veux montrer aux gens ce que je vois depuis toutes ces années : un lieu qui a du mordant et un potentiel infini ! 

Je demanderai à mon directeur dès demain s’il est d’accord pour que j’embarque mes élèves dans ce projet. J’ai déjà demandé l’appui d’une association de quartier et ils sont très enthousiastes à l’idée de travailler avec la jeunesse arpentant cette place quotidiennement pour aller à l’école. Peut-être même que je recevrai un prix ? Le prix de la Reine, pour avoir sauvé le plus grand monument de Bruxelles ! Je sais, je sais, je m’emballe. Mais je suis certain que les gens finiront par comparer la place de la Reine à l’Atomium lui-même, je m’y engage !

Moi qui pensais que tenir un journal intime était une idée sotte, je me retrouve avec une page entière pondue en une heure. J’imagine que je reviendrai vers toi demain, même heure. Sur ce, je te dis bonne nuit et à demain !

Henry