L’ARCHET AU BOUT DES DOIGTS


Moi, c’est Hannah. Je vis avec ma mère et mon père dans la capitale. Mes parents ont quitté l’Allemagne dans le but de fuir le contexte de la guerre et d’assurer un bon avenir à leur seul et unique enfant. Je n’ai ni frère ni sœur. Cette solitude me pèse sur les épaules, car ce n’est pas toujours facile d’avoir sans cesse toute l’attention de ses parents. J’avoue que j’aurais préféré avoir une petite sœur pour pouvoir reproduire ce genre de scène où deux sœurs se disputent pour un pantalon ou une paire de chaussures ou encore pour pouvoir partager mes secrets avec elle. Lorsque j’ai exprimé cette envie à mes parents, ils n’étaient pas très enthousiastes. Non pas parce qu’ils ne s’aimaient plus, mais parce qu’ils avaient peur d’être encore une fois le bouc émissaire de certaines personnes au pouvoir. Et puis, fuir avec un enfant est bien plus facile qu’avec deux… Ayant fui le nazisme en Allemagne, mes parents m’ont toujours surprotégée. Si bien que même après l’école, je n’ai pas le droit d’aller jouer avec mes copines au parc, je suis obligée de rentrer. Sur le chemin du retour de l’école, je passe près de la place de la Reine. Il y a toujours plein de gens de mon âge en train de jouer et de courir partout. Je les envie tellement… Parfois, j’en veux à mes parents à un tel point que je me dis que plus tard, j’éduquerai mes enfants d’une autre manière.  

L’éducation a toujours été un point très important au sein de ma famille. Mes parents ont veillé à me transmettre les rudiments, les principes et les lois religieuses du judaïsme. Pessah[1], Chavouot[2] ou encore Shabbat[3] sont des fêtes auxquelles nous portons énormément d’attention. 

[1] Pessah est la Pâque juive qui commémore la libération des esclaves israélites en Égypte antique.

[2] Chavouot est la fête de la récolte du blé et la commémoration du don de la Torah sur le mont Sinaï.

[3] Shabath est le jour de repos hebdomadaire consacré à Dieu.

Vendredi est un grand jour pour nous. Nous fêtons Shabath. Ma mère est débordée, car nous attendons des invités pour le repas de ce soir. Alors que je suis assise au salon, elle me dit : « Hannah, j’ai trop de choses à faire. Entre le ménage et la cuisine, je ne m’en sors plus. Veux-tu aller jusqu’au marché et prendre de la farine pour le pain Challah[4] ? »  

[4] Challah, en hébreu חלה, est un pain traditionnel juif.

Elle me donne 10 francs et je m’en vais vers le marché situé dans les grandes Halles[5] à deux pâtés de maisons. Je suis excitée rien qu’en pensant que je vais rencontrer du monde. C’est la première fois que je me rends à cet endroit. Lorsque j’arrive devant la bâtisse, je ne peux m’empêcher d’écarquiller les yeux. Le bâtiment est orné de grands vitraux qui laissent passer la lumière. C’est grandiose ! Je décide de m’avancer et j’examine un moment l’intérieur du bâtiment. C’est noir de monde ! Je n’avais jamais vu autant de personnes réunies au même endroit. Je me faufile entre les gens, il y a beaucoup de bruit et l’odeur de cigares des vieux messieurs me donne la nausée. Au rez-de-chaussée se trouvent les produits frais tels que les poissons, les fruits, les légumes et les produits laitiers. À la vue des fruits de mer, mon visage se crispe et une expression de dégoût envahit mon visage. Je me précipite vers le marchand de pain pour me libérer de cette odeur. Je demande au boulanger deux paquets de farine. Alors que j’attends d’être servie, j’entends derrière moi une musique vive. Je ne peux m’empêcher d’avancer vers cette mélodie. Dans un petit coin du marché, j’aperçois une troupe de musiciens. Je me cache derrière le mur et les observe pendant un moment. Comme je les envie ! Mais je sais que cela est contraire aux principes de ma religion. ! Maman m’a toujours interdit de jouer d’un instrument, en se référant à  La Halakha[6]  cette loi juive qui empêche les femmes de jouer d’un instrument en public.  

[5] Récit librement inspiré de l’historique des Halles de Schaerbeek

[6] Halakha, en hébreu הלכה regroupe l’ensemble des prescriptions, coutumes et traditions collectivement dénommées « Loi juive ».

Soudain, la voix du boulanger m’arrache de mes pensées. Je me précipite vers la sortie avec la farine dans les mains.  

Arrivée à la maison, je me couche dans mon lit et je ressasse les mélodies de ce matin. 

Dans ma tête, tout se chamboule. Je ne cesse de penser aux musiciens des Halles, mais si mes parents savaient ce que j’ai fait, je serais punie. Je suis une jeune fille sage, qui écoute les règles mais, cette fois-ci, je pense que les choses vont changer. 

Le lundi matin, je me dirige vers l’école tout en pensant aux Halles et à ses musiciens. J’espère avoir le temps de passer par là afin de les apercevoir. Toute la journée, je ne fais qu’y penser. Si je veux passer voir les musiciens, je dois faire vite, car maman ne me laisse pas sortir tard après l’école. Lorsque la cloche retentit dans toute l’école, je range mes affaires, dis au revoir à mes copines et fonce direction les Halles. Il y a toujours autant de monde que la première fois où je suis venue mais, malheureusement, je ne trouve pas les musiciens à l’endroit où ils étaient la fois passée. Je rentre à la maison et je me rends à l’évidence ; ce n’est pas fait pour moi. Je ne peux pas enfreindre les règles de ma culture, je ne peux pas décevoir mes parents, mais c’est plus fort que moi. Cette pensée de jouer de la musique m’obsède.  

Le dimanche suivant, ma mère me donne de l’argent pour aller au marché des Halles. Cela fait plus d’une semaine que je n’y ai pas mis les pieds. J’enfile ma veste et je me dirige vers les Halles. Il y a moins de monde que la fois précédente. Par contre, l’odeur de cigare me démange toujours autant. Aujourd’hui, il fait beau, je me balade entre les différentes échoppes et après quelques minutes de marche, j’entends de la musique. Enfin ! Je les ai retrouvés ! C’est le groupe du week-end précédent. Je m’approche doucement de celui-ci, je suis envoûtée par la musique et par un instrument en particulier ; le violon. Plongée dans mes pensées et la musique, j’entends la voix d’un garçon m’interpeler : « Excuse-moi, je t’ai vue dimanche passé nous regarder, tu veux essayer de jouer ? »  

Je suis face à lui, hésitante. Je sens mon cœur battre la chamade, je n’ai pas l’habitude qu’un garçon vienne me parler. Je le regarde, il est beau. Il a le teint clair, les yeux bleu océan et le début d’une petite moustache. Le garçon m’observe avec insistance, l’air de dire : « Bon, elle va répondre à ma question ? » Je me sens bête ! Je reprends donc mes esprits et lui réponds, instinctivement, que je veux bien essayer. À aucun moment, je ne pense aux parents. J’ai seize ans, j’ai envie de me sentir libre. Et puis tous les adolescents enfreignent les règles. Pourquoi pas moi ?  

Je suis le jeune homme jusqu’à la troupe de musiciens. Tous me saluent et me demandent mon prénom. Je leur réponds et la conversation se poursuit. Nous parlons de musique pendant des heures. Je n’y connais pas grand-chose, mais ils m’expliquent les termes spécifiques du violon : un archet, un alto, l’ouïe… ça alors ! Je ne savais pas qu’un violon pouvait entendre. Les heures défilent, mais je ne les vois pas passer. Ici, avec eux, je me sens bien. Je ne pense pas aux conséquences. 

Évidemment, c’est trop beau pour être vrai, ma mère débarque vers 16 h 30. Lorsqu’elle me voit, elle est à la limite de l’infarctus. Elle se précipite vers moi et m’ordonne de rentrer à la maison. Je regarde la troupe et,  honteuse, je suis ma mère. Sur le chemin, elle ne cesse de me répéter qu’il est formellement interdit de trainer avec des gens de la rue et que la musique est interdite, chez nous. Je ne réponds pas, je sais que cela ne servirait à rien. Je baisse la tête et j’attends, en silence, le retour à la maison. Les jours qui suivent, je ressens un vide en moi. Le garçon de la troupe ne sort pas de ma tête et je n’ai plus envie que d’une seule chose : jouer du violon.  

Un matin, je décide de faire semblant d’aller à l’école. Je m’aventure dans les Halles en espérant tomber sur la troupe. Je sais que je suis en train de faire une bêtise et que si ma mère me voyait, je serais punie pour le restant de mes jours. Mais c’est plus fort que moi, j’ai besoin de me sentir vivre, de faire mes propres choix et surtout de jouer du violon.  

En me baladant dans les Halles, je découvre  un chemin que je n’avais jamais emprunté. Je me retrouve en plein milieu de matériel dédié à la scène, d’instruments et d’une panoplie d’objets que je n’avais encore jamais vus. Je tombe alors nez à nez sur une porte entre-ouverte. Je l’ouvre et des sons de violons attirent mon oreille. Me voilà dans une pièce absolument somptueuse. Il y a des canapés capitonnés en cuir, un bar rempli d’alcools forts et, dans le fond de la pièce, une scène. Je n’en avais jamais vu de mes propres yeux. J’admire cette scène et je m’imagine, le violon sur l’épaule, jouant durant des heures. Soudain, une voix me fait sursauter. C’est une des filles de la troupe, elle rigole et me demande ce que je fais là. Je lui raconte mon périple et lui explique que je veux apprendre à jouer. Elle sourit et me propose de m’installer, à côté, avec eux. Émerveillée par ce qui m’entourait, je ne les avais pas vus. Durant toute la journée, nous discutons, jouons et rigolons bien. Enfin, arrive l’heure où je dois m’en aller. Je prends mes affaires, salue la troupe et je m’en vais. Le garçon qui m’avait interpellée quelques dimanches plus tôt me prend soudain par le bras et me dit : « Au fait, moi c’est Paul, j’espère qu’on se reverra vite ! ». Il termine sa phrase par un clin d’œil. Je lui rends un sourire et je claque la porte. Je sens encore la douceur de ses mains contre les miennes. 

Paul est impressionné par mes talents musicaux. Il dit que j’ai cela dans le sang ! Ses compliments me donnent la force de continuer à  m’entraîner davantage. Je l’avoue, à chaque mensonge que je prononce, je culpabilise. Je n’ai jamais menti à mes parents mais, à présent, j’en suis sûre, je veux devenir une grande violoniste que le monde entier acclamera ! Je veux faire bouger les choses !

Cela fait maintenant quelques semaines que ce mensonge dure et que je m’absente régulièrement de l’école, mais je sens que ma mère commence à avoir des doutes car elle me pose beaucoup plus de questions sur l’école que d’habitude. Quelque chose cloche, je le sens. Est-ce quelqu’un de mon école qui a dénoncé mon absence aux cours ? Est-ce une voisine qui m’a vue m’aventurer dans les Halles, plusieurs fois dans la semaine ? Toutes ces questions me hantent de temps en temps, mais tout disparaît une fois que je pense à Paul et surtout au violon. Cette sensation lorsque je suis sur scène dans cette somptueuse pièce, que les yeux de la troupe sont rivés sur moi et les applaudissements, tout cela me conforte dans l’idée de continuer à poursuivre mes rêves et mes envies ! Après tout, c’est ma vie et je la vis comme j’en ai envie !  

Mais ce rêve se brise soudainement le 16 novembre 1950. Cette date, je ne peux l’oublier. Ce matin-là, ma mère décide de me suivre, persuadée que je ne suis pas à l’école. Elle a vu juste. Je me rends aux Halles, histoire de répéter avec ma troupe. Je suis particulièrement excitée ce matin-là, car c’est la première fois que je joue une partition du début jusqu’à la fin, sans interruption ! Paul m’affirme que je progresse très vite et que j’en suis capable. Je me sens prête. J’entre dans la pièce, je salue tout le monde d’un geste de la main et c’est à ce moment-là que le drame débute. J’entends ma mère crier mon prénom, je la vois se diriger vers le bar et tout casser. Alors, tout s’enchaine tellement vite que je n’ai pas le temps de réaliser la gravité de la chose. « Ima[7], arrête ! es-tu devenue folle ? ». Cette phrase ne suffit pas à calmer ma mère, je ne sais plus quoi faire ! Elle m’humilie devant mes amis, devant MA troupe ! Elle remet toute mon éducation en question, et cela, devant des gens que je côtoie et qui m’aident à m’épanouir ! Je l’attrape par le bras et je la fais sortir de la pièce. Elle continue à s’indigner tout au long du chemin. Je décide d’avoir une vraie conversation avec elle. Je m’arrête à hauteur d’un banc sur la place de la Reine et je m’assieds. Ma mère prend place à ma gauche. Ensemble et dans le silence, nous regardons les enfants jouer et courir dans tous les sens. Je décide de briser le silence. Les larmes aux yeux, je lui demande : « Pourquoi tu ne veux pas que je joue du violon ? Pourquoi tu ne veux pas que je vive ma vie ? Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? Je trouve ma place dans cette troupe, dans cet univers ! Tu as brisé ma répétition ! Pour une fois, je voudrais pouvoir décider de ce que je veux faire dans ma vie ! Alors, explique-moi, Ima, pourquoi tu ne veux pas que ta fille soit épanouie ? » Je sens tout mon corps trembler de nervosité. Je veux des réponses à mes questions ! Ma mère se doit de répondre aux questions qui me préoccupent tant. Elle se racle la gorge et me raconte : « Autrefois, avant la guerre, ton grand-père était un passionné de musique. Pas n’importe laquelle. En tant que juif, il écoutait souvent des chants religieux. Son artiste préféré était Joseph Schmidt, un artiste lyrique spécialisé dans les psaumes juifs et le folklore yiddish. À longueur de journée, notre père passait son temps à écouter ses chants. Il nous a transmis, à ta tante et moi, l’amour de la musique. En cachette, il nous faisait chanter.  Ta tante avait un réel don pour le chant et il a continué à l’entraîner. En revanche, il nous avait fait jurer que ce petit secret devait rester entre nous. Il ne fallait pas s’exposer au grand jour, car sinon les choses tourneraient mal. Mais ta tante voulait faire bouger les choses. Visiblement, tu tiens ce tempérament d’elle… Elle n’a pas tenu la parole qu’elle avait donnée à son père, elle a décidé un jour de chanter sur la place publique et ce fut sa fin ». Ma mère pleure, je viens d’ouvrir des souvenirs enfouis, à tout jamais, dans sa mémoire. J’ai donc eu une tante ! Une tante qui a lutté pour ses convictions ! Pour sa liberté ! Je suis sous le choc et, en même temps, le fait d’avoir une tante aussi courageuse me donne encore plus de force ! C’est donc pour cela qu’elle ne veut pas que je m’expose. Elle a peur pour moi… Mon rôle est de la rassurer et c’est ce que je fais ! Je lui explique que ces temps sont révolus, que la société a changé, qu’il ne faut pas s’inquiéter et, qu’aujourd’hui, toutes les femmes juives peuvent s’exprimer en public ! Elle rétorque que mon père n’est pas d’accord avec cette façon de penser et qu’elle préfère ne pas lui en parler, pour me protéger. À la fin de cette discussion, je n’en veux plus à ma mère, je la prends dans mes bras et nous rentrons chez nous. 

[7] Ima, en hébreu אִמָא, qui signifie « maman ».

Depuis l’intervention de ma mère aux Halles, je n’ose plus regarder la troupe dans les yeux. Cela fait deux semaines que j’évite d’y aller par peur de tomber sur l’un d’entre eux. Je recommence à aller tous les jours aux cours. Plus rien ne me passionne, je ne veux plus rien faire de mes journées. Les soirs, je m’imagine l’archet à la main en train de jouer des notes avec Paul en face de moi. Ma mère voit à quel point je suis mal… 


Aujourd’hui, je suis à nouveau dans les Halles. Dorénavant, elles n’abritent plus de marché. La commune de Schaerbeek en a fait un lieu de rencontre avec l’art et la musique. À présent, je m’y sens encore plus à ma place qu’il y a vingt ans. Je ne croise plus de commerçants, mais des peintres, des chanteurs, des danseurs qui comme moi vivent de leur passion.   . 

Lorsque je traverse les Halles, je suis envahie par des souvenirs anciens  : mes premiers pas dans cet endroit fabuleux, ma rencontre avec la troupe de musiciens, mes répétitions en cachette de mes parents, ma rencontre avec le violon, Paul. L’histoire que m’avait racontée ma mère a mûri dans mon esprit durant de longues semaines. Je ne me voyais pas arrêter le violon. Je savais que j’avais la force et le courage de passer outre les épreuves. Alors je l’ai fait !  Toutes ces difficultés que j’ai surmontées ont finalement porté leurs fruits. Désormais, je suis Hannah YUDA, la première femme juive musicienne montée sur scène ! Mon plus grand rêve s’est réalisé : être une artiste connue et acclamée dans le monde entier. Je suis souvent en tournée. Quand je reviens dans mon quartier, je suis très nostalgique.  . 

En effet, je peux dire qu’au niveau de ma carrière, tout va pour le mieux. Cependant, au niveau familial, c’est plus compliqué. Avec ma vie publique, mon père m’a reniée et je n’ai plus pu voir ma mère. Ce que mon père ne sait pas, c’est que ma mère et moi, nous nous envoyons très souvent des lettres. Ma mère est heureuse pour moi… J’ai tellement hâte de la revoir ! 

Au niveau sentimental, c’est le néant. J’ai appris que Paul, le garçon par lequel j’étais envoûtée autrefois, était homosexuel. Étant donné l’acharnement sur cette communauté, il avait préféré rester discret quant à cette situation. Tout cela explique, sans doute, cette proximité qu’il avait avec moi. . 

Il y a quelques jours, j’ai eu un rendez-vous avec ma mère dans un café, à quelques rues des grandes Halles. Le café se situe dans la maison des arts et s’appelle l’Estaminet. L’ambiance y est assez cosy, l’endroit est chaleureux. Ma mère était déjà là. « Ima[8] !! » , je l’ai prise dans mes bras et je l’ai serrée très fort. J’avais les larmes aux yeux. Son odeur m’avait tellement manqué. J’ai placé mon nez dans son cou et j’ai respiré toute son odeur, histoire qu’elle s’imprègne au plus profond de moi. Nous sommes restées debout dans les bras l’une de l’autre pendant une bonne minute et, ensuite, nous nous sommes assises et avons commandé un café chacune. Nous avons discuté de toutes ces années qui s’étaient écoulées. Ma mère m’a fait remarquer à quel point j’avais grandi et à quel point j’avais mûri. J’étais devenue une vraie femme. Ima m’a expliqué qu’elle écoutait tous mes concerts à la radio. Tout cela, elle le faisait en cachette mais cela n’avait pas d’importance, j’étais tellement heureuse qu’elle s’intéresse à ma musique. Elle m’a également dit, les larmes aux yeux, qu’elle avait le sentiment d’entendre sa sœur jouer. Ce compliment, je ne l’oublierai jamais, car c’est grâce à ma tante que j’ai eu la force de préserver dans ma passion. Nous n’avons pas évoqué le sujet de mon père. Je pense qu’il n’est pas prêt à accepter la voie que j’ai choisie. Cela me peine beaucoup, mais je sais que j’ai ma mère auprès de moi et cela n’a pas de prix.  Elle a vieilli, des rides entourent ses beaux yeux bleus, mais elle est toujours aussi élégante et chaleureuse. 

[8] Ima, en hébreu אִמָא, qui signifie « maman ».

Alors que nous nous apprêtions à partir, je lui ai donné une invitation pour mon concert de samedi prochain, qui aura lieu dans les grandes Halles. Elle m’a dit qu’elle ferait tout son possible pour venir. Je l’espère…  


Après de longues journées de répétition, me voilà dans les coulisses quelques minutes avant ma prestation. Avant chaque concert, je ferme les yeux et me remémore l’histoire de ma tante. Cela me donne la force et le courage de me lancer sur scène. Ce soir, je suis stressée à l’idée de ne pas voir ma mère… 

Mon heure est arrivée. Je m’avance vers la scène, mon violon à la main. La pièce est immense et les estrades pleines de monde.  . 

Je scrute le public du regard dans l’espoir d’y apercevoir ma mère. Les éclairages m’éblouissent. Le public m’applaudit. Ça y est, c’est mon moment. Je pose mon violon sur l’épaule et je frotte mon archet contre les cordes. En quelques secondes, je revois tout le chemin parcouru pour en arriver là, aujourd’hui. Je souris et me balance au rythme de la mélodie qui s’échappe du violon. . 

Lorsque ma main s’arrête, un tonnerre d’applaudissements se fait entendre. J’ouvre les yeux, je vois le public et, au loin, ma mère sourire.  . 

Je vois la fierté dans les yeux de ma mère. La réussite, c’est la fierté dans les yeux des gens que l’on aime.